jeudi 25 août 2016

Devenir bilingue

Je suis obsédée depuis quelques mois par l'idée de faire un bilan. Nous avons passé le premier anniversaire de notre arrivée ici, les enfants ont fini l'année scolaire... Mais plus j'essaie de faire un bilan, plus je me perds dans les détails. Alors je vais juste balancer, sans mise en forme, ce que je ne veux pas oublier plus tard. Pour le bilan, on attendra que j'aie suffisamment de recul pour y voir clair. Donc je ferai une série de mini-compte rendus, sur différents sujets. 


***

Avant de partir, ma plus grande question était "comment vont-ils apprendre l'anglais?". Je n'avais aucun doute qu'ils y arriveraient. Je savais que je n'avais rien à faire, à préparer. Mais je ne savais vraiment pas quel forme cela prendrait. Je peux désormais le dire:

Les premiers jours à l'école, les enfants sont apeurés, perdus. Ils ne savent même pas comment dire à leur maîtresse qu'ils ont mal à la tête. Car oui, ils ont mal à la tête. Au début, tous ces mots prononcés, pour eux, ce ne sont que des SONS, sans sens. Et chercher, deviner le sens de chaque mot, mémoriser, ça fatigue. Et la fatigue, ça fait mal à la tête. CQFD. 

A la fin du premier mois, ils ont commencé à comprendre des phrases simples, très simples. Ils savaient prononcer quelques mots. 

Après deux mois, ils savaient faire des phrases, avec une grammaire absolument rudimentaire. 

J'ai eu la sensation, à ce moment là, qu'ils avancaient tous les trois ainsi: Après un mois, ils comprenaient et communiquaient comme des enfants de 1 ans, après 2 mois comme des enfants de deux ans, après 3 mois ... ainsi de suite. 

L'année scolaire n'est pas ponctuée d'autant de vacances scolaires qu'en France. Aussi, entre la rentrée et la première semaine de vacances, il s'est passé 16 semaines. Le double de ce qu'un petit français est habitué à avoir. Ils étaient épuisés, à cran. Heureux, car l'école est agréable ici, les instits sont adorables, les copains tous dévoués, bienveillants. Mais intellectuellement, c'est éreintant. Chaque jour, il faut deviner chaque mot, chaque phrase. Mémoriser. En plus de faire le travail scolaire comme les autres élèves. 

Au printemps, leur anglais était devenu suffisant pour qu'on puisse les laisser à des anglophones sans craintes: ils savaient communiquer complétement. Gabrielle a des problèmes de prononciation. Même en France. Son cerveau va plus vite que sa langue... mais en anglais, ça devient encore plus difficile. Par contre, elle lit depuis le printemps, en anglais, les mêmes livres qu'elle lisait en français, tel "la guerre des clans". Epatant, non ? Pierre a un accent parfait. Raphaël joue au bébé en français comme en anglais. Mais il sait prononcer merveilleusement également. 

Ici, les élèves ne sont pas jetés en classe sans soutien: Il y a dans chaque école un professeur ESL (English as Second Language). Ces professeurs sont parfois sur plusieurs écoles. Quand on inscrit l'enfant à l'école, il est demandé la langue parlée à la maison. Si l'anglais n'est pas la seule langue parlée (absente, ou bien plusieurs langues), alors l'enfant sera considéré comme "EL" (english learner). Ce n'est pas péjoratif, car au contraire, ils encouragent le bilinguisme. Mais, ayant conscience que ça peut provoquer une différence de niveau par rapport aux anglophones monolingues, ils donnent des coups de pouces, et suivent leurs progressions. Ms A., qui s'occupe de l'école, nous a dit qu'un enfant qui arrivait d'un autre pays acquiert le niveau d'un natif en 3 à 5 ans. C'est à dire qu'à la fin de cette période, il n'y aura plus aucune différence de language entre eux et les camarades. L'accent, lui, s'effacera si l'enfant arrive avant l'âge de 10 ans. Après, il parlera anglais avec plus ou moins un accent selon son "talent" personnel. Donc, Gabrielle arrivée à l'âge de 9 ans, malgré son accent français plus soutenu pour le moment, finira par le perdre. Mais, puisqu'ils sont très suivis et testés, je peux vous dire qu'en ces quelques mois, Raphaël est déjà arrivé à un niveau de langue moyen par rapport aux petits américains. C'est à dire qu'à l'écrit il a déjà une compréhension tout à fait normale d'un enfant américain de son âge. Gabrielle et Pierre étaient un peu en deçà. Mais, être comparé aux natifs montre déjà à quel point cet apprentissage vient vite. Raphaël obtient des 12/12 en spelling test (contrôle d'orthographe) de façon régulière. Pierre lit ses 40 mots d'anglais. Ca roule, donc. Aucun n'a le niveau le plus bas de la classe. Ils sont soit au top, soit moyen. 

Ce qui a grandement accéléré l'apprentissage a été sans conteste l'aide providentielle des voisins. Nos enfants apprenaient l'anglais à l'école, puis tout le reste de l'après midi, et les week-ends, et les vacances. J'avais lu qu'un enfant apprenaient une langue par un mélange de nécessité et d'envie: son envie de communiquer, son besoin de communiquer le poussera à développer l'autre langue. Leur envie de s'amuser à été le meilleur terrain pour apprendre. Encore plus que l'école. 

Le deuxième tournant important, c'est au printemps. Ils ont commencé à perdre leur français. Pas grand chose... mais les adjectifs changeaient de place. Ou bien ils utilisent des tournures de phrases anglaises. Ou encore se trompaient sur les auxiliaires. En anglais, on utilise l'auxiliaire avoir avec le verbe tomber par exemple. En français, c'est l'auxiliaire être. Et quand ils se trompent, et parlent de "la rouge voiture qui a tombé dans le trou", ça fait bizarre. De même que lorsqu'ils disent "Pierre va tourner 6 demain!". Traduction littérale de "Pierre is turning 6 tomorrow!". Pourtant, dans la langue de Molière, ça ne se dit pas. 

Depuis le printemps donc, je n'ai plus aucune crainte pour leur anglais. Je sais qu'il y a des progrès à faire encore, que ce sera à la fois long et parfaitement naturel. Qu'ils auront le niveau des autres un jour, sans pousser, sans forcer. Par contre, leur français pourrait finir aux oubliettes. A la maison, on réussi à ne parler que français, sauf lorsqu'un anglophone est là. Je fais la phrase en deux langues, même si ça ne s'adresse pas à lui, pour ne pas mettre l'invité mal à l'aise d'incompréhension. Même si le petit voisin Joe s'est habitué, sur le chemin de l'école, à mes "on attend", "attention", "on y va". Dans l'ensemble, nous essayons surtout de développer leur vocabulaire français, leur grammaire. Pendant les vacances, de peur que Pierre retourne à l'école en ayant perdu un peu son anglais, j'ai essayé de lui parler anglais. Sa réponse était claire "non maman. Il faut que tu me parles comme on parle. Je veux pouvoir parler toujours comme on parle". Il a du mal encore avec le mot "français". Car pour lui, on parle anglais en Angleterre. Alors, il ne comprend pas comment, en Amérique, on parle anglais et pas américain. Les garçons, souvent, lorsqu'ils jouent, parlent anglais. C'est ainsi, je ne pourrai rien y faire. Et ça ne me dérange pas. Le bruitage des petites voitures est, il est vrai, plus amusant en anglais. En toute logique, ils finiront par avoir un accent californien lorsqu'ils parleront français. Ca ne me plaît guère, mais à quoi bon lutter contre le vent qui souffle?

Il a fallu apprendre aux enfants un nouveau concept de politesse: on ne profite pas de la langue française pour dire de mauvaises choses sur les gens, en partant du principe qu'ils ne comprendront pas. On ne dit rien en français qu'on ne pourrait dire en anglais. Etre bilingue ne doit pas servir à faire du tort aux autres. Exemple: lorsque nous faisons la queue au supermarché, on ne peut pas, en français, se moquer de la personne devant nous. D'une part, elle pourrait comprendre. D'autre part, si on ne le fait pas en anglais, car on sait que ça ferait du mal, on s'abstient aussi en français. Les gens ont parfois des tenues excentriques ici, par exemple ils vont en pyjamas au supermarché. Beaucoup de choses "choquent" les enfants et si je les autorise à en parler, une fois arrivés à la maison pour qu'on puisse les aider à développer leur tolérance, je refuse qu'ils le fassent devant la personne. Ce qui les choque encore, et qui est très présent: les tatouages, les pyjamas, les cheveux teints aux couleurs qui ne sont pas naturelles, les tenues... très courtes (oh maman, la dame est en culotte!), les gens obèses (maman, il mange pas assez de légume le monsieur), les gens qui se baladent avec un perroquet dans le caddie aussi, et les ongles de pieds vernis. Par extension, on ne dit rien en français qu'on ne dirait pas devant les autres non plus. Par exemple, nous nous sommes retrouvés dans un endroit où il y avait d'autres français. S'attendant à être au milieu d'Américains, ils parlaient "librement". Mais je puis vous dire que leur conversation sur leurs pets aurait été plus appropriée en privé.

Car, il faut que je leur remémore tant leur mémoire est sélective, les premiers jours, c'était exactement ce qu'ils craignaient: ne comprenant pas le langage des camarades autour d'eux, ils pensaient, à tort, qu'ils étaient moqués. Il a fallu du temps pour qu'ils comprennent qu'ici, les camarades ne se moquent pas, ne pointent pas du doigt. Ils sont tous vraiment bienveillants. Enfin, en théorie. En vrai, surtout chez les plus grands, il peut y avoir de la moquerie. La plus grande différence avec la France est la réaction du corps enseignant lorsque cela se produit. Il y a TOUJOURS une réaction. L'instit expliquera que c'est pas correct, que c'est blessant, que l'enfant lui-même ne souhaiterait pas être traité ainsi. Si jamais l'élève recommence, alors les sanctions seront fermes. L'école, comme tant d'autres, est vigilante sur le "bullying". Gabrielle s'est plainte, uniquement en fin d'année, d'élèves plus grands. J'en ai fait part à son instit qui a démêlé la situation. Chez les plus petits, le seul souci pouvait être que les petits américains ne parlaient pas directement à nos enfants, car ils comprenaient pas. Et quand ils ont fini par comprendre, il y avait toujours des "il répond jamais quand on lui parle" dits entre eux, alors que mon fils, en face, comprenait parfaitement ce qui était dit. Juste, il ne savait pas former les phrases pour répondre. Mais, ce n'était jamais méchant, et il y a vraiment une bonne ambiance dans les jeunes classes. Filles et garçons sont amis, jouent, travaillent ensemble. Un vrai petit monde de bisounours. Pourvu que ça dure encore un peu. Toujours est-il qu'ils peuvent ainsi voir que, si l'autre parle une langue inconnue, on peut craindre ce qu'il raconte. Ainsi, puisqu'ils n'ont pas du tout aimé cet état, je leur interdit de le faire de façon intentionnelle, et malveillante.



Pour résumer, j'ai envie d'écrire que ce passage au bilinguisme est difficile. Les gens qui vous disent "oh la la, tu verras, en quelques mois ils seront bilingues, tu auras même pas le temps de voir venir" ne mentent pas, mais la vérité n'est pas totale, car la phrase laisse transparaître une certaine facilité. C'est une étape émotionnellement difficile pour les enfants, physiquement, très fatigante. Passer d'une langue à une autre, même pour moi qui avait un niveau correct d'anglais, c'est dur. Il parait que ça donne tellement de travail au cerveau que ça réduit les risques d'Alzeihmer et autres maladies du même type.

Une voisine me disait "j'adore quand tu écris en français sur facebook, car la traduction google est toujours hilarante. Je lis même les commentaires, c'est trop drôle". Imaginez donc: ce qu'aucun logiciel, aussi puissant soit-il, n'est capable de faire, notre cerveau doit le faire, tous les jours, tout au long de la journée. Les traductions littérales, ça ne marche pas. Il faut jouer sur les nuances, les expressions, les faux-amis. Et ils vont bientôt découvrir les différences d'orthographe de mots pourtant très proches. Nous avons 30% de vocabulaire commun, mais pas du tout la même grammaire, ni les mêmes expressions, ni la même orthographe. C'est un apprentissage de la subtilité.

Donc mes enfants, quand vous lirez ceci (Gabrielle a déjà commencé à lire le blog), sachez que je suis fière de vous. Oui, il était évident que vous deviendriez bilingue, sans vous en rendre compte, sans "effort" particulier à fournir. Votre cerveau, et votre capacité d'adaptation l'ont fait pour vous. Vous en avez juste subit les conséquences au quotidien, et ce qui me rend fière, c'est que vous ne vous êtes pas plaints. Vous ne tenez pas de moi cette qualité. Gabrielle ne s'est JAMAIS plainte, et a tout encaissé. Raphaël, plus sensible, avait "mal au ventre" souvent. Pierre évacuait ça en étant plus indiscipliné en classe (et encore, il était beaucoup plus discipliné que ce qui était demandé en France). Dans tous les cas, vous avez accompli un gros travail. Cette année sera plus douce pour vous, j'en suis sûre. Je suis bien désolée de vous avoir mis dans une situation difficile, mais en fait, je sais que si le chemin est dur, on ne regrette jamais les efforts fournis quand ils ont été payants. On regrette les échecs, pas le travail bien accompli.  

8 commentaires:

  1. Chouette ton retour d'expérience! Tes enfants vont vraiment (vraiment) devenir bilingues, avec un accent parfait et la capacité de penser dans les 2 langues sans réfléchir. C'est ultra précieux, ils ont bien raison de l'encourager à l'école US. Je vois bien le mal de tête dont tu parle, je l'ai eu 15 jours en Norvège à jongler entre 3 langues entre le français pour les enfants, l'anglais pour les cousins qui le parlent et le norvégien que moi je ne parle presque pas mais que je commence à comprendre. Je me suis retrouvée à faire des phrases dans une langue avec l'accent de l'autre ;)

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    1. Et oui, c'est le français qui sera plus compliqué pour eux. Quand au bilinguisme, ils le sont déjà. Par la définition qu'être bilingue est d'utiliser plusieurs langues sur une base quotidienne. Les "bilingues parfaits", c'est à dire les traducteurs, sont plus rares. Il y a toujours une langue plus forte qu'une autre, qu'on utilise plus, ou dans laquelle on connait des vocabulaires différents. On a la langue qu'on pratique. Par exemple, ils connaissent le vocabulaire français de la cuisine, car c'est de la vie quotidienne. Mais pas en anglais, car on apprend pas la cuisine à l'école. Aux Usa, ils encouragent de garder sa langue. Hélas, ils n'encouragent pas l'apprentissage d'une nouvelle langue aux monolingues.

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  2. Tu peux être fière de tes enfants, Mape, et de toi aussi! N'oublie pas le "zébrillonisme" qui a joué, aussi 😊
    je t'embrasse très fort mon amie

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    1. Merci. Leur surdouance joue à peine... tous les enfants ont cette capacité d’absorption d'une nouvelle langue. C'est donc une faculté incroyable chez les enfants. Quel dommage qu'on la perde à l'âge adulte.

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  3. TEs enfants ont une chance indéniable en vivant désormais aux Etats-Unis et en partageant ainsi deux langues et deux cultures. Mais en effet, cela est difficile et requiert beaucoup de discipline et de travail même si ça n'a pas l'air comme ça.
    Je viens de passer quelques jours à Londres, chez la tante de Jean, qui est française, mariée à un anglais. Ils ont deux enfants. C'était juste génial, on parlait tous ensemble avec un mélange de 2 langues, on se corrigeait alors mutuellement ... Depuis, je rêve et pense en anglais ... mais quelle fatigue nerveuse ! Alors, vivre cela en permanence ... chapeau !!
    Pleins de bisous à vous, les Clouds !

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    1. Et oui, il faut le vivre une fois pour le comprendre. Le truc, c'est qu'on ne se débarrasse jamais vraiment de sa langue maternelle (qui se développe tout au long de l'enfance). Donc, parfois, j'ai un gros besoin d'entendre et parler Français. La langue forge l'esprit, nos pensées, nos sentiments. Alors même que j'aime avoir à utiliser une langue supplémentaire, je regrette souvent de ne pouvoir partager ma première langue avec mes nouveaux amis.

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  4. Quel joli retour d'expérience. De notre côté, Anaëlle et Flavien ont toujours entendu les deux langues. Je parle 70% anglais et 30% français (au grand dam de mon mari qui lui ne parle que français aux enfants). J'utilise la langue qui sort de ma bouche au moment de parler en fait sans y réfléchir. Anaëlle parle un français excellent sans accent (elle intégre une section bilingue en janvier). Par contre, Flavien est un peu plus réticent mais s'exprime trés bien quand il faut parler aux grands-parents ;-)
    Anglais ou français, je ne fais plus de différence maintenant. Bcp de gens me demande d'où je viens en Grande-Bretagne. Je leur réponds toujours "du Nord"... ce qui n'est pas faux!
    J'ai passé 5 ans en GB sans parler français du tout (sauf au tel avec mes parents). Ca joue énormément. Et j'ai deux personnalités bien distinctes selon la langue que j'utilise.

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    1. Merci. C'est vrai qu'on est différent selon la langue que l'on utilise. Je sais pas si ma personnalité est vraiment différente, mais ma façon de m'exprimer, de m'afficher ou de communiquer, oui. Je ne sais pas bien faire de "small talk" en anglais, mais j'exprime mieux les sentiments, j'ose plus. Peut-être car je mets une certaine distance, car ce n'est pas ma langue, comme un écran protecteur? Alors qu'en français, les sentiments me mettent souvent mal à l'aise.

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